"Je n'avais jamais vu autant d'éléments caractérisant du harcèlement dans une entreprise", a témoigné mercredi l'un des inspecteurs du travail appelés à la barre dans le procès en correctionnelle de quatre dirigeants de Sup de Co Amiens.
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Ci après l'information de nos collègues du syndicat CGT de l'enseignement privé
Libération du 25 janvier : SUP de Co option harcèlement
Par Christine FOURAGE le 26 janvier 2012
C’était il y a deux ans. Mireille Dimpre-Berthemy songeait à ses vacances, prévues fin juillet, avec son mari. Elle avait des projets pour sa maison, son jardin, en avait parlé à Pierre, un ami avec lequel elle prenait chaque jour le train de 7 h 24 en direction d’Amiens. Mireille s’occupait alors des comportements professionnels (simulation d’entretien, stages des étudiants, etc.) à l’Ecole supérieure de commerce (ESC). Elle était un peu fatiguée, somnolait parfois dans le 7 h 24, ce qui n’était pas son habitude. Elle avait aussi confié à Pierre qu’elle risquait de devoir recommencer un travail et peut-être retarder un peu son départ en vacances. Le 22 juillet, elle avait à ce sujet eu un entretien tendu avec son supérieur. Le 23 juillet, elle rentre dans les locaux de l’ESC à 8 h 50. Huit minutes plus tard, elle écrit un mail à un chargé de mission pour lui annoncer qu’une réunion a été annulée : «Encore merci de l’avoir accepté. Bonne journée !» Elle va chercher un café, papote dans les couloirs avec des collègues. A 9 h 47, elle ferme la porte de son bureau, se jette par la fenêtre. Elle décède en début d’après-midi à l’hôpital. Elle avait 48 ans, s’habillait toujours en noir et blanc et était, paraît-il, très belle.
Fait rare, ce suicide a fait l’objet d’une enquête de police, déclenchée à l’initiative du parquet, puis d’un renvoi devant le tribunal correctionnel pour «harcèlement moral», ce délit que souvent la justice estime si difficile à définir et à étayer. Audiencé fin mars, le procès a été différé en raison d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC, lire ci-contre) déposée par la défense. Des échos récents font état d’un probable rejet de la QPC par la Cour de cassation, ce qui ouvrirait la voie à un nouveau procès, peut-être dès septembre. Très déçues du renvoi, les parties civiles attendent de pied ferme ces débats. Car en plus du cas dramatique de Mireille Dimpre-Berthemy, six salariés de l’ESC ont été déclarés souffrant d’un harcèlement moral, exercé par quatre directeurs et une directrice de l’établissement. «Nous sommes à la tête d’une école de commerce, de business. La vie de l’école, c’est la guerre, et j’essaye de prendre soin de mes soldats, si je puis me permettre cette analogie militaire», s’est expliqué Jean-Louis Mutte, le directeur du groupe Sup de co - dont dépend l’ESC - qui a aussi estimé que «la CGT et le PC cherchent à instrumentaliser le décès de Mireille Dimpre-Berthemy pour arriver à leurs fins, car nous formons les suppôts du capitalisme de demain».
Tranchée. Au milieu des dizaines d’accusations et de contre-attaques ayant scandé l’affaire, deux rapports, l’un de la médecine du travail en décembre 2009, l’autre de l’inspection du travail en juin 2010, donnent de la matérialité à cette situation de souffrance. La médecine du travail a conclu que sur les 67% des salariés ayant répondu au questionnaire, 33% affirment être en situation de stress élevé, et 39% disent que leur travail a des répercussions négatives sur leur santé. De son côté, l’inspection du travail, après avoir auditionné 45 salariés de Sup de co, a aussi conclu à une situation de harcèlement moral.
Pendant trois ans, la guerre de tranchées a opposé, à grands traits, des hommes, plutôt âgés, dont les salaires tournent autour de 5 000 euros nets mensuels, à des femmes bien plus jeunes, percevant environ 1 500 euros nets. «Il faut savoir travailler pour le plaisir et non pour l’argent», a un jour lancé Georges Pouzot, 61 ans, un des directeurs mis en cause, à Elisabeth Lemaire, 30 ans, la responsable des concours et de la prospection, qui lui expliquait qu’en raison des nombreuses heures supplémentaires, surtout le samedi, son salaire ne suffisait plus pour payer la nourrice. Georges Pouzot a aussi pu parler «d’horaires de fainéants» au sujet des crèches qui ouvrent à 8 h 30, ou demander à Elisabeth Lemaire un vendredi à 20 h 30 qu’elle traite un fichier pour le lendemain matin alors qu’elle avait un mariage. En un an elle a perdu 22 kilos. «J’ai oublié l’humain pour ne poursuivre que les objectifs que je m’étais fixés. […] Je croyais qu’elle était contente de la confiance que je lui portais. Je l’ai laissée se défoncer à son travail, cela profitait à tout le monde… sauf à elle finalement», a-t-il benoîtement regretté devant les policiers. Le premier de ces «objectifs» était le redressement financier de l’ESC - ce qui a été le cas - au prix d’un accroissement rapide du nombre d’étudiants et d’une importante surcharge de travail pour des salariés à l’effectif inchangé.
Pascale Bécu, 57 ans, est une autre victime de cette reconquête. Secrétaire de direction, puis simple secrétaire, elle apprend en juillet 2008 qu’elle changera de service à la rentrée, et demande à déménager elle-même son bureau. Mais le 25 août, à son retour de vacances, elle trouve ses dossiers par terre, son bureau occupé. En pleine crise de nerfs, elle se réfugie dans les toilettes durant une heure.«Personne n’est propriétaire de son bureau», estimera devant les enquêteurs le directeur de Sup de co. Après d’autres vexations, Pascale Bécu s’enfonce dans une profonde dépression.
Manœuvres. Les emplacements des bureaux sont toujours un enjeu dans une entreprise, comme le montre aussi le cas de Patrice Toto, 43 ans, un des deux plaignants masculins. Enseignant à Sup de co et délégué CGT, il s’est affronté régulièrement avec la direction durant des années. Après avoir demandé en vain le financement d’une formation - finalement payée de sa poche -, il s’est vu peu à peu retirer toutes ses responsabilités, jusqu’au coup de grâce : son transfert dans un bureau vitré au rez-de-chaussée, très bruyant, avec des étudiants le prenant parfois pour le concierge. Cela rappelle le bureau 500-9 des Heures souterraines (1), surnommé «"le cagibi" ou "les chiottes" parce que l’on y perçoit très distinctement le parfum "Fraîcheur des glaciers" du spray désodorisant pour sanitaires, ainsi que le roulement du distributeur de papier hygiénique». Pour Patrice Toto, c’est l’heure de la dépression, suivie d’un arrêt de travail. Troublante coïncidence, ce bureau avait un temps été occupé par un autre plaignant, Thierry Léger, 48 ans, un ex-agent d’entretien devenu concierge avant de rejoindre le service informatique où il a été cantonné à faire des photocopies et de la manutention. En février 2009, ce dernier est arrêté définitivement pour «un état de souffrance psychique et psychologique lié à des manœuvres discriminatoires et dévalorisantes de la part de la direction», selon les termes de la caisse primaire d’assurance maladie. Deux secrétaires, Marylène Caboche, 44 ans, et Nathalie Leledier, 38 ans, complètent le groupe des plaignantes, la première ayant tenté de se suicider en 2010.
«La fatigue, c’est un problème d’organisation» ; «La résilience est impérative dans notre travail» ; «Vous êtes déjà fatiguée à 30 ans ?» ; «C’est le standard ou la porte» ; «Une augmentation ? Mais vous n’avez plus 20 ans et vous ne portez pas de mini-jupe !» Ce type de remarques vexatoires était fréquemment utilisé par les membres du«management committee». Devant les policiers, ils ont admis certaines maladresses, mais ont nié toute intention de harcèlement. «Relier le suicide de Mireille Dimpre-Berthemy à une pression de la hiérarchie est obscène, honteux», a estimé Jean-Louis Mutte. «Je pense que certains salariés qui se disent en souffrance profitent de cette situation pour excuser leurs carences ou leur ressentiment envers une entreprise où l’on n’est pas heureux», a affirmé Isabelle Mathieu, directrice administrative et financière. Sans doute pour ne pas dévaluer leur propre travail, les directeurs avaient le plus souvent bien noté les salariés ayant déposé plainte. Sauf le 7 juillet 2009, Roger Davis, directeur de l’ESC, ayant baissé la note de Mireille Dimpre-Berthemy, l’assortissant d’un commentaire : «Année difficile due à des moments de tension.»